Sauter dans le vide

 

Sauter dans le vide

 

Il arrive que la vie nous mette au défi de dépasser nos peurs. On peut y voir la main invisible de Dieu ou celle mystérieuse du hasard. Il n'empêche que nous avons le choix, celui de relever le défi et oser l'aventure, ou pas. Dans mon métier d'accompagnant thérapeutique, j'assiste aux guérisons de blessures psychiques, de traumas oubliés et de fêlures de l'âme. Souvent, cela prépare à une guérison complète, celle où la personne fait la chose dont elle avait tant peur.

 

En cet été 2022, l'analogie entre mon activité thérapeutique et mon "rôle" de père (peut-on parler de rôle ou d'activité de père ? ) m'est apparue avec une évidente clarté. J'accompagne depuis 12 et 15 ans deux êtres dans leur chemin de vie, du mieux que je peux, avec le plus de conscience et de bienveillance possible, comme en thérapie. En cet été fort chaud, nous sommes au bord d'une rivière, presque à sec, et voilà que mon fils et ma fille ont envie d'y sauter. Ils sont inspirés par les jeunes qui s'élancent dans le vide depuis la falaise calcaire qui forme des gorges magnifiques.

 

Pour ma fille, l'envie est là. Mais les quatre mètres de hauteur sont un précipice bien trop grand. Avec sa cousine, elle reste au bord, dans cet état qu'Henri Laborit a appelé l'inhibition de l'action. Je suis sur l'autre côté, bien trop loin pour dire quoi ce soit. J'assiste à ce moment clé, celui où l'on dépasse ses peurs. Je pourrais la rejoindre et sauter les quatre mètres, pour lui montrer ou l'encourager.... Sauf que c'est trop pour moi, et que je n'ai jamais sauté d'aussi haut. Elle est donc en train de franchir un cap que je n'ai jamais dépassé. Elle hésite, s'avance puis recule. Elle laisse passer les autres. Elle retourne, puis renonce.

 

Son frère, du haut de ses 15 ans, enchaîne facilement les sauts, quatre mètres puis sept. Le temps passe. J'attends, ne sachant pas si elle renoncera à son désir. Vient le bon moment. Elle a trouvé le courage et s'élance dans le vide, malgré cette peur qui paralyse, celle de mourir. Je la vois émerger du bouillonnement de l'eau. Elle est joyeuse et fière. Heureuse. Le plaisir est là. Ces circuits neuronaux ont été récompensés en hormones de joie. Sauter de quatre mètres donne du plaisir, alors elle recommence. Elle enchaîne les sauts et bientôt ose les sept mètres. Tout se passe bien, alors elle y retourne encore.

 

La voir prendre son temps est un rappel : parfois, on a besoin de temps, de beaucoup de temps avant d'oser sauter dans l'inconnu. En tant qu'accompagnant (et qu’accompagné), on a besoin de patience.

 

 

 

Son frère vient me voir, il veut sauter de plus haut, de tout en haut de la falaise. Là, ou seul deux autres jeunes osent s'élancer, parce qu'il y a quinze mètres de hauteur. Quand j'ai vu l'un d'eux monter à ces hauteurs, je n'imaginais pas que ces jeunes puissent sauter d'aussi haut. C'est un truc pour les youtubeurs. Mon fils me demande mon approbation et mon soutien. Je lui réponds :

 

- « Si tu te sens capable et prêt, alors vas-y. »

 

Fort de mon appui, il grimpe et le voilà perché sur la corniche, tutoré par un des jeunes qui sait faire. Il me paraît bien petit, ce jeune homme de 15 ans. J'ai peur. J'ai vraiment peur. S'il se blesse, je m'en voudrai de le voir blessé ou paralysé. Et s'il réussit, il va peut-être continuer ensuite à prendre des risques inutiles et insensés, et si un jour il en meurt, je m'en voudrai encore plus. J'aurais dû dire non, quitte à le frustrer, pour l'obliger à vivre loin des dangers. Après tout, n'ai-je pas raison d'avoir peur ?

 

C'est trop tard. Il est trop loin là-haut pour que je lui hurle de descendre. Je le vois hésitant. J'imagine à la fois sa peur et sa détermination. Je me rappelle de ces moments où j'étais à ses côtés pour ses premiers pas, ses premières marches d'escalier, l'escalade de ses premiers arbres. Je me rappelle que je faisais la sécurité... Au cas où il chute. Le voilà qui s'apprête à tomber de quinze mètres dans un trou d'eau, à quelques jours de ses quinze ans.

 

Le temps se dilate et devient sirupeux. Je laisse ma peur se transmuter, pour ne pas projeter ma peur dans la matière et créer un drame. Mon esprit s’apaise. Ma voix intérieure me rassure.

 

Il est au bord depuis quelques minutes maintenant, il va y aller.

 

‌Il pousse sur ses jambes pour projeter son corps loin de la paroi. Cette chute dure une seconde. Elle me paraît longue. Dans la première partie du saut, son corps est poussé vers l'avant. Il a quelques instants pour, avec l'aide de ses bras, garder sa verticale et éviter de tomber à plat en avant, en arrière ou sur un côté. Il trouve cet équilibre. Il ramène ses bras, tend son corps pour entrer dans l'eau, les pieds en premier, le plus compact possible. Il disparaît dans une immense gerbe, dans un bruit mat et fort, qui indique la violence du choc. Il émerge. Tout sourire. Heureux.

 

‌Avec le saut dans le vide, il y a tous les moments du passé, qui ont nourri -ou pas- la personne. Ont-ils été riches et denses, parfois conflictuels, parfois faciles ? Ont-ils été enrichis de mots, de regards et de gestes soutenants, encourageants et aimants ?

 

Dans mon activité thérapeutique arrive souvent le moment du saut pour la personne accompagnée. Accompagner une personne, c’est faire en sorte que les moments du passé soient une ressource. Pour oser sauter dans l’inconnu, l'amour partagé et reçu donne des ailes. Accompagner, c'est être là, de l'autre côté de la rive, et parfois regarder l'autre aller dans des espaces, où nous-mêmes n'irons peut-être jamais.

 

 

 

Dans notre monde actuel, vu les enjeux écologiques et humains, nos enfants ont besoin de tout notre amour et de toute notre confiance. Ils se préparent à déployer leurs ailes, en grand. Ils auront besoin de sentir les vents et les courants pour vivre leur vie.

 

 

 

‌Si comme ma fille, la peur est forte, rappelons-nous que nous avons le temps et que nous pouvons hésiter. Il est un moment où l'envie l'emporte sur la peur. ‌Les portes de la joie s'ouvrent, laissant souffler le vent du courage.

 

Si comme pour mon fils, la hauteur est très grande, accrochons-nous au désir, acceptons la peur, pour la laisser se dissoudre et faisons le pas. Le dicton le dit : « le courage donne des ailes ! »

 

 

 

‌Et nous ? Quel est le saut dans le vide qui nous attend ?

 

Dès que nous avons la réponse, nous pouvons vérifier qu'il y a assez de profondeur. Nous savons que nous sommes prêts, parce que nous avons sauté de petites hauteurs, puis des plus grandes. Nous sommes aussi plein de l’encouragement de ceux qui l'ont fait avant.

 

Alors : « A la une, à la deux, à la trois !... »

 

 

 

Jean-Guillaume Bellier Juillet 2022

 

Merci à Isabelle Lacourt pour la relecture